• putain de manège

     

     

    La photo représente la vue frontale de deux gros livres dont on ne voit que la tranche et ouverts, l’un sur l’autre, pages intérieures contre pages intérieures, en train de copuler, sur une surface en bois veiné. Le livre du dessous repose sur une reliure rouge et celui du dessus a une reliure noire ou bleu marine. Les pages centrales du livre au-dessus ont pris une courbure assez importante. Celles du bas sont bien aplaties.

    Il s’arrêta de taper. Trois minutes, dix-sept secondes : ça allait, il était dans les temps. Il ne prit pas même le temps de se relire, enregistra le document, l’expédia directement au client et passa à la tache suivante.

    Il s’agissait d’une photo prise à l’extérieur d’une fête foraine sur fond d’un ciel bleu dur azur. Au premier plan, deux mains aux pouces et index écartés (les trois autres doigts repliés) placés perpendiculairement de manière à former un rectangle pour cadrer un homme d’une trentaine d’années, pantalon rouge et marinière, s’accrochant aux chaînes métalliques d’un siège de manège très incliné et en mouvement. Les cheveux blonds et mi-longs du jeune homme sont tirés en arrière, sa bouche grande ouverte sur un cri hilare et les yeux étrécis par la peur et le plaisir. On aperçoit d’autres chaînes à l’oblique accrochées  à l’auvent du manège, au tissu vert imprimé de motifs rouges et ocres, et ourlé d’une guirlande d’ampoules rouges et blanches. On distingue à l’arrière-plan deux autres jeunes hommes assis sur des sièges, l’un écartant les bras pour faire le kakou…

    J’efface les derniers mots. Mon surmoi fronce les sourcils. Un coup d’œil à l’horloge de l’écran, me montre que j’ai largement dépassé le temps imparti. 4’37. Tant pis. J’enregistre, j’envoie.

    Putain de manège ! Putain de boulot ! Je me suis déjà fait remonter les bretelles parce que j’étais trop, comment ils ont dit déjà, ah oui, lyrico-subjectif, il faut juste me contenter de décrire objectivement ce que je vois. Le client n’est pas un artiste, il a juste besoin de données précises et objectives, et ce en moins de quatre minutes si possible. Je me disais que c’était un boulot dans mes cordes, que ça me permettrait de tenir en attendant, mais je ne sais pas si je vais tenir. Bon, allez, je fais encore celle-là et puis je me tire.

    C’est un objet rectangulaire métallique et électrique relié à une prise murale, une sorte de boîte avec un pan transparent –ce qui permet de voir le dispositif électrique intérieur ; le sommet est muni d’un interrupteur vert et de trois voyants lumineux, à côté desquels trois inscriptions indiquent « prêt », « développement », « erreur » ; celui qui indique « prêt » émet une lumière verte. À l’intérieur de ce coffret, on remarque une sorte de mini-imprimante reliée à des fils, déroulant un papier sur lequel est inscrit « La photo représente la vue frontale de deux gros livres dont on ne voit que la tranche et ouverts, l’un sur l’autre, pages intérieures contre pages intérieures, en train de copuler sur une surface en bois veiné. »

    putain de manège

     

    Je conseille vivement d'aller jeter un oeil sur le site du lien, pour comprendre comment fonctionne cette caméra descriptive créée par Matt Richardson et qui m'a inspiré cette nouvelle. 


     

     


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