• écrire la mer à boire (4)

    derniers billetsUne de mes toiles préférées : "Nuit d'été" de Winslow Homer, 1890, huile sur toile, 75X101 cm, Paris, Musée d'Orsay. La vision de ces deux femmes qui dansent dans l'indifférence de ce qui se passe derrière elles a quelque chose de profondément réconfortant et tendre.  J'aime d'ailleurs tous les tableaux de ce peintre américain, qui a peint la mer, l'océan sous tous les temps. Je l'ai d'ailleurs découvert dans un roman, mais lequel, je ne me souviens plus du tout... Ce n'était pas en tout cas celui-ci...

     

     

     

     Alessandro BARICCO, Océan mer, éd. Albin Michel, 1998. (T.O.: Oceano mare, 1993) traduit de l'italien par Françoise Brun.

     

     Seul, au milieu de la plage, Bartleboom regardait. Pieds nus, le pantalon roulé pour ne pas le mouiller, un grand cahier sous le bras et un chapeau de laine sur la tête. Légèrement penché en avant, il regardait: le sol. Il examinait l'endroit exact où la vague, brisée dix mètres plus tôt, s'étirait -devenue lac, et miroir, et flaque d'huile-, remontant la douce inclination de la plage pour finalement s'arrêter -sa frange ourlée d'un perlage délicat-, et hésiter un instant avant d'esquiver, vaincue, une élégante retraite, et se laisser glisser en arrière, sur le chemin d'un retour en apparence facile, mais en réalité proie idéale pour l'avidité spongieuse d'un sable qui, jusque-là pacifique, se réveillait soudain et -cette brève course de l'eau en déroute -l'évaporait dans le néant. 

      Bartleboom  regardait. p.39

     

     Tu sais ce qui est beau, ici? Regarde: on marche, on laisse toutes ces traces sur le sable, et elles restent là, précises, bien en ligne. Mais demain tu te lèveras, tu regarderas cette grande plage et il n'y aura plus rien, plus une trace, plus aucun signe, rien. La mer efface, la nuit. La marée recouvre. Comme si personne n'était jamais passé. Comme si nous n'avions jamais existé. S'il y a, dans le monde, un endroit où tu peux penser que tu n'es rien, cet endroit, c'est ici. Ce n'est plus la terre, et ce n'est pas encore la mer. Ce n'est pas une vie fausse, et ce n'est pas une vie vraie. C'est du temps. Du temps qui passe. Rien d'autre.

     Ce serait un refuge parfait. Nous serions invisibles, pour n'importe quel ennemi. Suspendus. Blancs comme les tableaux de Plasson. Imperceptibles même pour nous. Mais quelque chose vient gâter ce purgatoire. Quelque chose à quoi tu ne peux pas échapper. La mer. La mer ensorcelle, la mer tue, émeut, terrifie, fait rire aussi parfois, disparaît, par moments, se déguise en lac ou alors bâtit des tempêtes, dévore des bateaux, elle offre des richesses, elle ne donne pas de réponses, elle est sage, elle est douce, elle est puissante, elle est imprévisible. mais surtout: la mer appelle. Tu le découvriras, Elisewin. Elle ne fait que ça, au fond: appeler. Jamais elle ne s'arrête, elle pénètre en toi, elle te reste collée après, c'est toi qu'elle  veut. Tu peux faire comme si de rien n'était, c'est inutile. Elle continuera de t'appeler. Cette mer que tu vois, et toutes les autres que tu ne verras pas mais qui seront là, toujours, aux aguets, patientes, à deux pas de ta vie. Tu les entendras appeler, infatigablement. Voilà ce qui arrive dans ce purgatoire de sable. Et qui arriverait dans n'importe quel paradis, et dans n'importe quel enfer. Sans rien expliquer, sans te dire où, il y aura toujours une mer qui sera là, et qui t'appellera. p. 101

     

     Les livres qui me parlent sont toujours en trois parties, trois livres. Comme Vers le Phare, Océan mer comprend trois livres, de longueur inégale: le premier livre "Pension Almayer" nous fait découvrir des personnages aussi attachants qu'improbables: il y a cette petite fille qui doit prendre un bain de lame, autrement dit se baigner dans la mer pour guérir de sa maladie qui, aussi imaginaire soit-elle, risque de la faire mourir, Elisewin; il y a aussi l'abbé Pluche qui l'accompagne, qui écrit tout autant des prières pour les mouettes que pour un vieux  dont les mains tremblent; il y a le peintre, Plasson, qui plante chaque jour son chevalet dans le sable pour faire le portrait de la mer, mais dont la toile reste à jamais blanche, faute de ne savoir par où trouver les yeux de la mer - ancien portraitiste, il avait l'habitude de toujours commencer par les yeux… - et qui a du mal à faire des phrases de plus de six ou sept mots; il y a aussi Bartleboom, professeur qui écrit une "Encyclopédie des limites observables dans la nature, avec un supplément consacré aux limites des facultés humaines", et des lettres d'amour à une femme qu'il ne connaît pas encore, et qui travaille à rechercher l'endroit exact où la vague s'arrête, autrement dit où finit la mer… La mer immense, l'océan mer, qui court à l'infini plus loin que tous les regards, la mer énorme et toute-puissante - il y a un endroit, il y a un instant, où elle finit - la mer immense, un tout petit endroit, et un instant de rien. Il y a Ann Devéria, la belle femme au manteau violet, la femme adultère et que le mari trompé a envoyée ici, afin d'oublier son amant et de retrouver le sens moral. Il y a aussi ce mystérieux Adams, marin et jardinier, qui parle très peu mais qui lit ce que ne disent pas les autres, télépathe, et le non moins mystérieux pensionnaire de la septième chambre de la pension, qu'on ne voit jamais, dont on doute même de l'existence. Outre les pensionnaires, deux enfants étranges apparaissent dans les chambres ou comme Dira, qui fait signer les pensionnaires dans le grand livre sur le pupitre de bois. Et puis la mer, bien sûr, car c'est vraiment un livre sur la mer mais aussi peut-être une métaphore de la littérature. Bartleboom fait penser à Bartleby et donc Melville et l'abbé Pluche à Musset, la femme adultère a quelque chose d'Emma Bovary, Adams un personnage de Stevenson de L'Ile au trésor

    La deuxième partie, la plus courte (29 pages), "Le Ventre de la mer", raconte le Radeau de la Méduse...

     

     

    Là s'arrête l'article rédigé l'an dernier. Incapable de me rappeler la troisième partie, je me souviens en revanche du drame de l'été: Ulysse et Homer se battant jusqu'au sang et la soirée avec D. aux urgences... Mais c'est une autre histoire.

      


     


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