Livres, écriture, théâtre, choses vues, lues, entendues
Jamais n'aurais pensé que ça se passerait comme ça. Aussi facilement, aussi bien, aussi. Pensais à mes yeux trop vieux, à la fatigue à la lumière, à l'arthrose de mon esprit. La perte du tactile et de l'olfactif.(Soupir) L'odeur de la colle, le toucher du papier. Mieux, les pages des éditions Corti à découper pour mériter son Gracq. Oui, ça, surtout, cette attente gourmande avant la gourmandise en bouche ou, si l'on préfère, le plaisir avant le plaisir. Terminé tout cela. Une page définitivement tournée?
Bon, déjà, la transition se faisait en douceur. Personne ne m'obligeait à renoncer aux livres papier pour épouser le livre numérique. Pas obligée de laisser tomber le maillot pour aller nager cul blanc chez les naturistes qui trouvent les textiles un peu ridicules, un peu frileux de se baigner ainsi affublés, tout comme les partisans du numérique trouvent les intégristes du papier un peu obsolètes et un peu rétrogrades. Pour ma part, je ne voulais pas trancher. J'aimais autant nager nue que lire en mouillant le doigt de ma salive pour tourner les pages.
Je m'intéressais depuis longtemps à la démarche de François Bon - me souviendrai toujours du premier mail reçu alors que je n'avais même pas d'ordinateur - un copain m'avait prêté le sien pour poser une question directement à l'auteur de C'était toute une vie étudié à la fac grâce à Anne Roche qui l'avait inscrit au programme de licence- me souviendrai toujours de cette joie pendant mon exposé sur Prison à lire le mail reçu le matin même de François Bon répondant illico à mon interrogation (me semble vaguement qu'il s'agissait de l'image de la prison assimilée à une coquille habitée par un bernard-l'ermite - à vérifier) et je m'étais émerveillée de son accessibilité et de sa simplicité à répondre (me souviens aussi de l'aversion d'Anne Roche envers l'informatique et que lors d'une rencontre pour une lecture, il l'avait gentiment moquée là-dessus) . Bref, j'avais d'abord lu et connu François Bon sur papier et j'avais toujours cru que ce serait avec l'une de ses oeuvres que je commencerais à lire en numérique. Mais j'avais encore des réticences vis-à-vis de l'i-Pad, l'achat de ce type d'objet me paraissant conjuguer les deux tares de l'effet de mode et d'un certain élitisme intello. Je n'avais même pas de téléphone portable, n'ayant pas du tout envie d'être joignable à tout moment. C'était, avec le mariage, l'un des derniers actes de résistance à l'institutionnel et au "Il faut bien grandir" des adultes auxquels on ne voudrait surtout pas être assimilés. Pour faire court, et c'était au départ mon intention, disons que je voulais essayer, malgré tout, de lire numérique sur mon ordinateur, et à force de lire des billets plus ou moins longs sur les blogs, mes yeux répugnaient moins à lire sur un écran. Bref, cet été-là, j'avais fait la connaissance de cet odieux petit personnage de Kwakizbak et en lisant le faire-part de naissance du livre numérique de Christophe Grossi j'avais eu envie de le lire. Vraiment envie. Et? Et?
Et bien, je n'étais pas déçue. Non, vraiment. Je trouvais même une certaine émotion à aller sur le site, télécharger le livre le feuilleter (sans humecter le doigt mais l'oeil humide), regarder les illustrations faites par l'auteur lui-même... Et puis c'était la première fois que j'avais un contact (via Twitter) avec l'auteur avant même de l'avoir lu, l'auteur me remerciant pour la simple mention de la possibilité d'acheter son récit, l'auteur disant "Champagne!" en même temps que le sabrant, bref, tout ça qui n'est pas essentiel mais qui compte quand même un peu. Et puis dès la lecture (confortable) de la première page, je fus prise et conquise par l'essentiel, l'écriture de Christophe; je décidai d'aller lentement, de savourer plutôt que d'avaler. L'ouverture - le château - me plaît par son mélange de romanesque, de mystère, de familière étrangeté:
La maison les a avalés et les a rendu esclaves de cette enclave. C'est ainsi qu'une mémoire se vide quand on a perdu le goût à la résistance.
N'en dirai pas plus, mais maintenant que le premier pas est pris, crois que je ne vais pas m'arrêter là.