• Passage des panoramas

    Les techniques narratives et descriptives de Zola m'épatent encore. A chaque fois, je m'y laisse prendre. Ce matin, j'ai suivi l'errance nocturne du comte Muffat après avoir appris de Nana que sa femme le trompe avec le journaliste Fauchery. Ce froid catholique, après quarante années de quasi-abstinence, a laissé cours à ses instincts les plus débridés -il vient presque de violer Nana- et c'est un forcené en pleine crise qui sort du boulevard Haussmann. J'ai suivi, hagarde, haletant, presque hallucinée son trajet désordonné sur un vieux plan de Paris.

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    Il pleurait si violemment, qu'il s'adossa contre une porte, le visage dans ses mains mouillées. Un bruit de pas le chassa. Il éprouvait une honte, une peur, qui le faisait fuir devant le monde, avec la marche inquiète d'un rôdeur de nuit. Quand des passants le croisaient sur le trottoir, il tâchait de prendre une allure dégagée, en s'imaginant qu'on lisait son histoire dans le balancement de ses épaules. Il avait suivi la rue Grange-Batelière jusqu'à la rue du Faubourg-Montmartre. L'éclat des  lumières le surprit, il revint sur ses pas. Pendant près d'une heure, il courut ainsi le quartier, choisissant les trous les plus sombres. Il avait sans doute un but où ses pieds allaient d'eux-mêmes, patiemment, par un chemin sans cesse compliqué de détours. Enfin, au coude d'une rue, il leva les yeux. Il était arrivé. C'était le coin de la rue Taitbout et de la rue de Provence. Il avait mis une heure pour venir là, dans le grondement douloureux de son cerveau, lorsqu'en cinq minutes il aurait pu s'y rendre.   (Emile ZOLA, Nana, chap. VII, Folio, p.234.)

    Si j'étais à Paris, j'aurais arpenté le quartier de l'Opéra, essayant de m'imaginer le Paris de 1867, me mettant à la place de Muffat, épiant les fenêtres de l'appartement du journaliste. Ou bien me mettant à la place de Zola se mettant à la place de Muffat. Je serais allée aussi au passage des Panoramas, qui commence le chapitre -Muffat attend fébrilement la sortie de Nana du théâtre des Variétés- et aussi plus loin, dans une étrange anticipation qui évoque une absence de souvenir sauf celui-ci:

    Plus tard, jamais il ne sut où il avait passé; il lui semblait s'être traîné pendant des heures, en rond, dans un cirque. Un souvenir unique lui resta, très net. Sans pouvoir expliquer comment, il se trouvait le visage collé à la grille du passage des Panoramas, tenant les barreaux des deux mains. Il ne les secouait pas, il tâchait simplement de voir dans le passage, pris d'une émotion dont tout son coeur était gonflé. Mais il ne distinguait rien, un flot de ténèbres coulait le long de la galerie déserte, le vent qui s'engouffrait par la rue Saint-Marc lui soufflait au visage un humidité de cave.. Et il s'entêtait. Puis, sortant d'un rêve, il demeura étonné, il se demanda ce qu'il cherchait à cette heure, serré contre cette grille, avec une telle passion, que les barreaux lui étaient entrés dans la figure. Alors, il avait repris sa marche, désespéré, le coeur empli d'une dernière tristesse, comme trahi et seul désormais dans toute cette ombre. (p. 238)

    Je trouve ce passage étonnant. Le "Plus tard" qui ouvre l'extrait laisse penser que l'errance de cette nuit folle est terminée. Zola nous a fait partager jusque là le point de vue de son personnage, le désordre de sa marche erratique autour des chantiers du nouvel Opéra comme le désordre de son esprit, mais avec toujours le rappel du temps (sinon à l'ordre religieux) égrené par les sonneries de l'église de la Trinité: "Deux heures sonnèrent à la Trinité"(p.235) "Trois heures sonnèrent, puis quatre heures."(p.236). Or, dans le passage qui commence par "Plus tard", l'imparfait du souvenir semble abolir les frontières temporelles avant l'irruption du passé simple correspondant à la précision de la sortie du rêve, mais lequel? Celui de l'anticipation, du "Plus tard"? Ou celui du souvenir évoqué? Dans le paragraphe suivant, le jour se lève (au passé simple) et Muffat reprend sa marche. On est revenu dans la linéarité du récit et sa temporalité.

    Le jour enfin se leva, ce petit jour sale des nuits d'hiver, si mélancolique sur le pavé boueux de Paris. Muffat était revenu dans les larges rues en construction qui longeaient les chantiers du nouvel Opéra. Trempé par les averses, défoncé par les chariots, le sol plâtreux était chargé en un lac de fange. Et, sans regarder où il posait ses pieds, il marchait toujours, glissant, se rattrapant. Le réveil de Paris, les équipes de balayeurs et les premières bandes d'ouvriers, lui apportaient un nouveau trouble, à mesure que le jour grandissait. On le regardait avec surprise, le chapeau noyé d'eau, crotté, effaré. Longtemps, il se réfugia contre les palissades, parmi les échafaudages. Dans son être vide, une seule idée restait, celle qu'il était bien misérable. (p.238)

     

     


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  • Commentaires

    1
    Mercredi 3 Mars 2010 à 14:35
    Je vous ai croisée chez Sammy et comme il a eu la bonne idée de mettre les références de votre blog, je viens faire un tour chez vous.
    J'aime cette idée de refaire le parcours du Comte Muffat, je la trouve amusante, et qu'aurait dit Zola de l'utilisation d'un GPS ?
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    2
    me13
    Mercredi 3 Mars 2010 à 16:11
    Merci pour votre commentaire, et je trouve l'idée du GPS amusante. A propos de GPS, un collègue m'a rapporté une anecdote à propos de l'un de ses amis. Ce dernier faisait de la voile avec un GPS et avait eu l'idée de s'en servir pour ses trajets en voiture: le problème c'est que l'instrument ne lui indiquait que des lignes droites...
    Je suis allée visiter votre blog que je trouve fort intéressant... J'ai laissé un commentaire mais je suis si peu douée (en informatique) qu'il est anonyme... 
    3
    Jeudi 4 Mars 2010 à 16:31
    Mel13, je n'ai pas votre commentaire... Pfuit ! parti dans les rouages de la machine. J'ai commencé il y a peu de temps et je ne savais pas mettre un commentaire. Vous pouvez choisir de mettre anonyme, tout en signant (c'est quand même pratique pour la personne qui reçoit !) ou bien vous choisissez l'Url, vous mettez votre nom de blog et dans l'url vous indiquez : htt://etsanciel.eklablog.com. Voili, voilou !
    Là je signe avec l'adresse de mon autre blog...
    4
    mel13 Profil de mel13
    Jeudi 4 Mars 2010 à 17:26

    @Lautreje: je vais essayer de vous reformuler ce que je disais par rapport à votre article plein de promesses. Je vole à votre blog. Et merci pour vos conseils...

    5
    mel13 Profil de mel13
    Jeudi 4 Mars 2010 à 17:51
    @lautreje: vous allez rire (ou pas) mais je viens de suivre vos instructions et ça ne marche pas en URL: j'ai donc publié mon commentaire en anonyme.
    6
    Jeudi 4 Mars 2010 à 20:21
     Merci de votre persévérance !
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