• les nantis

    les nantis

    Il y aura un jour où tu partiras. Il y aura un moment où tu diras Ça suffit. Ça suffira comme ça. Ce jour-là c’en sera trop. Et trop n’est pas assez. Tu voudras bien plus que trop.

    Tu repenseras ce jour-là à cette nuit-là dans le TGV, Paris-Marseille du côté des nantis. Des assis en retard. Des voyageurs en colère contre le service public. Retard dû en réalité à des moins bien lotis qu’eux qui dégradent la signalisation du service public qui ne leur rend pas service. Alors ils se servent : du cuivre en voici, en voilà. Mais les nantis ne l’entendent pas de cette oreille-là ; ils ont payé assez cher pour être en trois heures rendus à leur destination ; ils partent déjà avec une demi heure de retard et bien sûr dans ces cas-là on ne les contrôle pas, comme par hasard pas de contrôleur en vue, ils ont intérêt à rembourser le billet, l’annonce au micro du chef de bord n’apaise pas les tensions bien au contraire… La solidarité des nantis en colère, ça fait  un peu peur, ils quêtent ton approbation à la désapprobation générale, mais tu ne sais pas pourquoi, tu ne veux pas leur faire ce plaisir. Pourtant tu es encore plus nantie que les autres, toi, en vacances, et sans besoin de correspondance à la gare d’arrivée. Du haut-parleur, la voix éreintée du chef de bord explique qu’actuellement le retard est d’une heure trente et qu’obligé d’emprunter la voie classique, le train aura probablement trois heures de retard.  Tollé général. Tu t’enfonces lâchement dans le silence de ton livre. Les nantis affamés se lèvent et se dirigent vers la voiture bar. Ils n’hésitent pas à débourser quelque 15 euros pour une poignée de cacahuètes, un paquet de chips ou une tranche de cake enveloppée de cellophane, le tout en râlant après une heure de queue. Les nantis grignotent ou se sont assoupis. Tu profites de cette tranquillité, quand le train ralentit. Les nantis s’approchent des vitres : des yeux creusent dans la nuit. Une lumière, un panneau : Montbard. C’est où ça, Montbard ? Ça existe, ça ? Montbard. Le nanti du siège face à toi pianote sur sa tablette, assène, haineux : Montbard, Côte-d’Or, en Bourgogne… putain ! Nous ne sommes qu’à une heure et demie de Paris, ils nous baladent, je vous le dis, ils nous baladent. Les nantis qui, à cette heure il est vrai, devraient être déjà rendus se lamentent : ils ne ressemblent plus du tout à des nantis quand le train repart. Toi tu trouves en ta voisine, une alliée. Tu partages avec elle plusieurs fous rires. Vous ne cherchez pas à les contrôler. Plus jeune et plus libre que toi, elle n’avait pas non plus de réservation pour l’expo Hopper mais en s’y rendant de bonne heure elle a pu entrer au Grand Palais. Vous discutez un moment. À Lyon, le TGV reprend la ligne Très Grande Vitesse. À Avignon, un autre chef de bord a le plaisir de vous annoncer que des plateaux-repas sont mis gracieusement à la disposition des nantis. Les nantis – pas du tout gracieux- déplorent les 15 euros versés pour la poignée de cacahuètes. Ils se lèvent cependant pour aller récupérer le plateau repas auquel ils ont droit. Long défilé des nantis. Tu as faim mais préfères rester dans ta lecture. Le retour de la voiture bar est plus rapide. Ouvrant leur boîte en carton, ils grimacent devant la nourriture en carton. Ils la mangent cependant. Enfin, vous arrivez avec plus de six heures de retard.

    Le lendemain, tu imprimes le formulaire pour te faire rembourser parce que, que tu le veuilles ou non, tu fais partie des nantis. Tu attrapes le journal et tu lis un article sur le projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes. Les nantis encore ne veulent pas céder : il leur faut un nouvel aéroport, pour se déplacer plus vite – peu importe le prix à payer pour les hommes qui vivent là, pour la nature qui les fait vivre là.

    Alors oui, c’en est assez. Demain, tu partiras. À pied. Tu réciteras à voix haute le poème de Rimbaud. Tu iras, picoté par les blés, fouler l’herbe menue, apporter ta carte bleue aux écologistes de Nantes. 



  • Commentaires

    1
    D3
    Mardi 6 Novembre 2012 à 18:46

    Hé ,hé , bien observé !         Hi ,hi ,bien décrit !          Gare ou train ,meilleur observatoire de l'écrivain !        Gare ou train ,meilleure aubaine de l'écrivaine !

    2
    Alexa1
    Mercredi 7 Novembre 2012 à 19:12

    Et oui très bien croqué ce retard SNCF, ces nantis-là, on aime bien à penser qu'on n'en fait pas partie, beaucoup de sourires en te lisant !

    • Nom / Pseudo :

      E-mail (facultatif) :

      Site Web (facultatif) :

      Commentaire :


    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :