Cela commencerait par de grands battements d'ailes et se terminerait par un battement de cil dans le ciel. Ou plutôt il n'y aurait pas de fin: on verrait juste les oiseaux quitter le sol un beau matin, prendre leur essor dans le ciel, on les suivrait le plus longtemps possible sans cligner des yeux et puis quand ce ne serait plus possible parce que vers le soleil on battrait du cil, on redescendrait les yeux vers le sol, sachant qu'eux, là-haut, continueraient à voler.

Sauf que. Pas du tout comme ça, en vrai. D'abord, ce que la photo ne dit pas, c'est qu'on part promener les chiens, en laisse et sachets plastiques -apprenez-leur le caniveau qu'ils disaient- en main et qu'il faut traverser le quartier en réveillant le moins de chiens possible. Tout de suite, beaucoup plus terre à terre et chien-chien à sa mémère, hein? Quand on sait qu'il y a un jeune et un vieux, que l'un tire en avant sur la laisse et que l'autre prend le temps de lire les messages olfactifs sur le mur de son fesse-bouc canin, imaginez mémère au milieu, entre deux laisses tendues, avec de grands mouvements de bras comme si elle utilisait l'alphabet des signaux à bras de la marine guidant un avion à l'atterrisage, mais voyez-la comme un personnage à la Tati! Bref, tant bien que mal on arrive au champ. On peut enfin lâcher les chiens et là on a juste le temps de poser le sac à crottes, de sortir l'appareil photo de l'étui, de mettre sur "on", que le jeune chien cavale à toute allure... à l'opposé des oiseaux... D'habitude, il fonce dans les plumes mais aujourd'hui non, il a décidé d'aller vers le ruisseau, là où c'est dangereux. Alors mémère elle crie, elle ne sait plus où donner de la tête, elle crie si fort que tous les oiseaux s'envolent... Elle a sa photo. Mais sans euphorie. Cela fait des jours qu'elle s'en veut de ne pas prendre l'appareil, des jours qu'elle se dit qu'il faudra venir plus tôt le matin, pour une belle lumière, mieux pour le lever du soleil, et puis rien ne se passe comme elle l'aurait souhaité. Hier encore, ce petit bout de champ c'était la Camargue... Aujourd'hui, c'est juste un petit  bout de champ. Alors reste l'envol des tourterelles. Mais même cela... aujourd'hui. Elle remet l'appareil dans l'étui, ramasse le sac à crottes,  attache la laisse aux chiens - qui est le plus en laisse, le plus en liesse? - et puis revient chez elle, dans le même quartier. Les laisses à nouveau se tendent, se croisent, s'emmêlent, s'entortillent, alors elle pivote sur elle-même, soulève bien haut les bras, fait encore des signaux à bras tendus qui forment un alphabet inconnu aux oiseaux dans le ciel... Elle imagine maintenant manoeuvrer les fils de magnifiques cerfs-volants, la truffe au vent, tirée par des animaux la truffe au sol. Elle sourit de nouveau.

Plus tard, quand elle charge les photos sur son ordinateur, elle note en titre essor et pense à la méthode de piano qui portait ce même titre après la méthode rose. Elle se souvient avoir cherché dans le dictionnaire ce mot inconnu et trouvé comme premier sens "Action d'un oiseau qui s'envole" et comme second "Progrès, développement". Elle ne sait pas si elle a progressé depuis son enfance - pas en piano, depuis longtemps abandonné - mais en tout cas l'imagination est toujours aussi prompte à s'envoler, à prendre son essor.